Yves Montand à l´Olympia - Les Feuilles Mortes

Paris, décembre 1946. La guerre est finie depuis un an, mais les stigmates en sont toujours visibles. Tickets de rationnement, procès de l’épuration, omnipotence du PC: la France est rincée. Elle veut s’amuser, danser au son du jazz, dans ces clubs de Saint-Germain-des-Prés où se presse une jeunesse avide de toutes ces nouveautés venues d’outre-Atlantique. Ce besoin de joie et de lumière explique-t-il l’échec cuisant des Portes de la nuit, le nouveau film du génial duo Carné-Prévert? Le jour se lève, Les Visiteurs du soir, Les Enfants du paradis furent autant de classiques instantanés, aux répliques déjà légendaires. Mais la mécanique semble enrayée, le ressort cassé. Cette sombre histoire d’un jeune résistant amoureux d’une femme de collabo doit remuer des plaies trop récentes. Et puis la distribution est bancale. Si les seconds rôles sont prodigieux (Pierre Brasseur, Serge Reggiani, Saturnin Fabre, Jean Vilar, Julien Carette, Raymond Bussières, Jane Marken...), les héros font pâle figure. Carné voulait Gabin et Dietrich. Las, amants à la ville, ils se sont séparés, abandonnant ce projet commun. Il a fallu se rabattre sur Yves Montand et Nathalie Nattier, trop jeunes pour les rôles. Le flop de ce film marque la fin du réalisme poétique. Dans ces décombres va pourtant naître une fleur inattendue, qui s’intitule Les Feuilles mortes. D’un refrain fredonné au gré du film par Montand et Nattier (cette dernière doublée par Irène Joachim, la grande Mélisande de l’Opéra-Comique), l’un des plus grands succès de la chanson française va prendre racine. «Les feuilles mortes se ramassent à la pelle, tu vois je n’ai pas oublié...» La mélodie est simplissime, bien dans la manière de son compositeur, Joseph Kosma (1905-1969). Formé par Bela Bartok à l’université de Budapest, ce Hongrois a fait ses classes chez Brecht et Weill dans le Berlin pré­nazi, avant de gagner la France en 1933, pour devenir l’un des plus grands compositeurs de musique de film. Carné, mais aussi Renoir (tous ses films à partir d’Elena et les hommes), Franju (Le Sang des bêtes), Mocky (Un drôle de paroissien), Grimault (Le Petit Soldat), Bunuel, Le Chanois et tant d’autres exploiteront l’inspiration ­remarquable de cet authentique musicien, à qui l’on doit également des ballets, des oratorios (Les Ponts de Paris), des concertos et même des opéras (Les Chansons de Bilitis). Malgré un solide corpus, Kosma reste avant tout célèbre pour ses chansons: Si tu t’imagines de Queneau, La Fourmi de Desnos. Celui que l’on surnomme joliment «Le Couperin de la chanson» allie la simplicité mélodique à une rigueur classique et des accents volontiers tsiganes. Le texte que Jacques Prévert écrit pour Les Feuilles mortes est tout aussi évident (le poète le publie dans son recueil Paroles, qui est un best-seller). Cette chanson est pourtant atypique, en ce qu’elle ne possède ni vrai refrain, ni vrai couplet; elle est une rengaine, assez déséquilibrée, pour ne pas dire bâtarde. Mais n’est-ce pas précisément pour cela que la magie opère? Aujourd’hui, rares sont ceux qui ont vu Les Portes de la nuit; encore plus rares sont ceux qui ne savent pas siffler sa chanson phare. À l’origine, cette mélodie était issue d’un ballet élaboré par Prévert et Kosma pour Roland Petit. Monté en 1945, Le Rendez-vous avait plus ou moins le même argument que Les Portes de la nuit, qu’il a inspiré. Mais de cette partition, seule Les Feuilles mortes va connaître la gloire... et quelle gloire ! Contrairement à la légende, Yves Montand na pas eu la primeur d’interpréter cette chanson. C’est le délicat Jacques Douai. De même, Montand n’est pas non plus le premier à l’enregistrer, puisque cet honneur sera celui de Cora Vaucaire, dès 1946. Découvreuse des chansons de jeunesse de Barbara et de Ferré, «la dame blanche de Saint-Germain-des-Prés» fera aussitôt des Feuilles mortes l’un de ses plus grands succès, à l’Échelle de Jacob; et ce même si on associe plus couramment cette chanson à l’une de ses autres célèbres ambassadrices: Juliette Gréco. Mais ils vont être si nombreux à la chanter. Et dans tous les styles. En tout, quelque 600 interprétations différentes, notamment dans la version anglaise traduite en 1949 par Johnny Mercer: Autumn Leaves (et non «Dead Leaves», ce qui est étrange...). La liste donne le vertige et fait parfois frémir... À côté d’Édith Piaf, Charles Aznavour, Marcel Mouloudji, Eddy Mitchell, Jean Sablon, Dalida ou Françoise Hardy, on lit aussi Richard Anthony, Demis Roussos, Daniel Guichard ou encore Andrea Bocelli (lequel en a donné une version rauque et barrissante du plus épouvantable effet !). «Depuis quand ramasse-t-on des feuilles mortes... à la pelle.» Le mystère reste entier.
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